JournalB.M. : Journal → 27/11/2005
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Paris,
le dimanche 27 novembre

Le froid est tombé sur la ville. Le matin le toit sous ma fenêtre était recouvert d’une fine couche de neige. Depuis quelques jours j’ai ressorti mes chaussures de marche très lourdes et très chaudes, mon blouson en cuir acheté lorsque j’ai commencé à faire de la moto, il y a quelques années, et qui semble se muer en armure parfois, par son poids, son épaisseur, sa façon trompeuse d’être une seconde peau difficile à blesser.

L’arrivée de l’hiver. Les gens se terrent plus facilement ; il y a un long engourdissement dans cette journée de dimanche, une torpeur qui berce le passage des heures. Je ne sais plus l’heure qu’il est. C’est comme si c’était encore la nuit. Que s’est-il passé ?
L’autre soir ma mère souhaitait dîner au Plomb du Cantal, j’ai mangé pour quatre hivers, en rentrant j’étais dans la ouate légère du vin, qui ne m’a plus quitté de tout le week-end. Maman racontait que j’avais appris les chiffres et les lettres tout seul, à l’âge de vingt-sept mois, elle l’a su un jour où spontanément j’ai énoncé devant elle les lettres qui figuraient sur la boite d’un jeu. Cela l’a sidérée. Ils ont compris comment : mon petit frère venait de naître, et pendant quinze jours j’avais été gardé par ma grand-mère qui regardait tous les jours « les chiffres et les lettres », et moi aussi, assidûment semble-t-il. Je m’en souviendrais presque. Par la suite j’ai appris à lire comme la plupart des gens, en CP.

Hier soir K et moi sommes allés dîner chez flb, l’occasion de se parler un peu de cette vie de célibataires bon gré mal gré, en filigrane il y a cette interdiction de se laisser abattre - chacun de notre côté nous avons une histoire, un vécu, un intolérable à ne pas revivre.
La nuit passe près de la gare du Nord. À la table dans le bar A tapote sur tout ce qui lui passe sous la main, K le suit dans le rythme. S rit. La sœur de A est toujours aussi belle, j’ai l’impression qu’elle a moins la chair à vif maintenant, qu’elle a gagné une sorte douceur nouvelle. Je ne sais plus ce qui se dit. Il y a leur présence, essentiellement.

Mais depuis tous ces mois le temps passe comme il le fait si bien - l’air de rien, débonnaire, puis trop vite il est trop tard - et si j’ai le sentiment de ne pouvoir rien dire à quiconque j’ai aussi cet incroyable manque qui consiste à ne trouver nulle part un seul visage qui me parle, un seul visage à qui répondre. Il faudrait des mains qui me soignent tout comme il n’en faudrait pas moins que les miennes servent aussi, sans quoi à force elle se dessécheront, deviendront raides maladroites et inutiles, atrophiées, qui à force d’être enfouies dans les poches d’un blouson, le seront pour être protégées aussi des regards.
Les mains. Il y a ce court passage vers la fin, si beau, dans Les Vagues. Leur sensibilité infinie.

On crie dans les vastes plaines d’espérance. Parfois ce serait plus simple de pouvoir nommer un coupable de tout, et que chaque coup le rende de plus en plus responsable de cette faute inexistante, jusqu’à ce que son supplice expie (tout). Mais c’est trop simple et trop lâche. Je me trompe sur les arguments, les motifs et les moyens - parfois oui, parfois non - mais je crois à la nécessité de la combativité, sans quoi pas d’espoir, pas de salut.

Il y a des instants de vide ; l’absence va et vient, elle est comme une morte errante. Il y a des jours qui passent avec une cruauté qui ne laisse jamais aucun répit, juste de quoi se poursuivre le jour suivant ; un instant on croit tenir fermement la vie dans ses mains et puis d’un coup elle semble s’être saponifiée liquide et frayante, ne laissant apparaître que des fuites entre les doigts soudainement mal ajustés.

Et certains jours se réduisent à l’impression de me débattre dans une mélasse - imperceptible.

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