JournalB.M. : Journal → 14/08/2006
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Paris,
le lundi 14 août

Le mois de juillet ça a été comme une torpeur qui est passée sans s’arrêter une seule seconde. A et S se sont mariés. Je suis retourné à l’océan, j’avais oublié depuis combien de temps. Madrid, trois jours : notamment j’y ai vu Guernica accompagné de tous les travaux préparatoires ; ça m’a intéressé, mais j’ai toujours autant de distance avec la peinture, à ceci près que je sens un peu mieux ce que j’aime ou n’aime pas, je veux dire que ça m’interpelle un peu plus. Il y a quelque temps je ne savais pas ce que ça voulait dire, être interpellé. À Madrid aussi les rues la nuit à quatre heure du matin dans la chaleur et la foule, j’avais l’impression de n’avoir jamais vu ça avant.

Juillet ça a été ça, la chaleur et la nuit. En sortant du travail je ne voulais pas rentrer tout de suite, jamais, mais être dehors, avec des figures amicales - trinquer - et de cette sérénité qui traîne dans le bleu impeccable du ciel, au soir tombant. En rentrant à une heure du matin il fallait prendre une douche fraîche, impossible de faire autrement, comme un dernier plaisir discret avant le sommeil.

Et puis je voulais oublier. Le stress et la fatigue m’ont frappé, fort, mal. J’ai commencé à avoir mal aux tendons sous le poignet de la main gauche, la partie intérieure de l’avant-bras, où passent les veines. La tendinite s’est prononcée très vite ; j’avais beau connaître l’existence de ce mal, et faire attention, c’est quand même venu. La douleur s’aggravait lentement chaque jour, même en ayant réduit de beaucoup l’utilisation du clavier. J’ai eu peur pour mes mains, soudainement si vulnérables, mes mains qui me sont tant (je pense toujours à ce court paragraphe dans Les vagues qui traîne dans les dernières pages). Je savais que ça pouvait empirer comme ça : augmentation de la douleur, compression des nerfs par les tendons enflammés, insensibilisation progressive des doigts, au moins l’annulaire et l’auriculaire, incapacité (certaines personnes très atteintes éprouvent une douleur rien qu’en tournant les pages d’un livre). C’est à ça que sont exposées mes mains, et même là en tapant au clavier je risque de trop en faire, il faut que je les repose encore longtemps. Je n’ai pas qu’à moitié peur pour mes mains.
J’ai lâché toute la pression sur le travail, dans la mesure du possible. L’année qui vient s’annonce soutenue, je m’y prépare déjà.

Le mois de juillet je l’ai passé hanté par cette phrase : peut-être est-ce la nuit. Comme si elle devait venir en final, toujours, cherchant quoi que ce soit, une émotion particulière face aux couleurs du ciel, un trouble renouvelé, la solitude, une discussion avec un chat : peut-être est-ce la nuit.

A et C m’ont demandé d’être le parrain du petit garçon qu’ils attendent. Ça n’est pas une chose que je prend à la légère, sans en faire un drame, pour moi ça veut dire d’être présent aux moments nécessaires, d’être présent comme un appui, quelqu’un qui aide ; je veux dire que cela représente un engagement et que je n’ai aucune envie de tricher avec ça. Ça m’a touché qu’ils comptent sur moi, eux en particulier à qui je dois d’avoir été d’être là aux moments difficiles. Je n’ai pas la conviction profonde que la vie va bien se dérouler pour moi, ces dernières années me feraient plutôt tendre vers un pessimisme épaissi, je n’ai pas l’impression qu’il y a eu beaucoup d’évènements encourageants et si ça continue comme ça je me demande si je ne vais pas craquer d’une manière ou d’une autre, finalement quel genre j’ai de garantie d’avenir ? Je me suis posé toutes ces questions. J’ai dit oui.

Un samedi soir en rentrant de chez eux, c’était dans le bus de nuit vers quatre heure du matin je vois un visage familier, qui me reconnaît aussi. D, une fille aperçue chez un de mes collègues. Cette rencontre me réjouit ; le côté improbable peut-être, le hasard, l’inattendu. Peut-être est-ce la nuit.

Vu La dentellière, qui m’a beaucoup plu. Mais c’est un film dur, tout le lendemain j’y ai repensé. Il y a l’étrange beauté de Isabelle Huppert jeune, fascinante. Pendant le film il y a aussi eu des réminiscences de ma relation avec D qui sont venues me frapper et s’ajouter à la dureté, d’une certaine façon je me sens coupable, je le sais.
Pendant tout le mois encore, une vraie récurrence, comme obsédé par le clip de Smack my bitch up, par sa violence sidérante, cette attraction exercée sur moi par ces images - ce mouvement. Le morceau revient me voir en plusieurs occasions, en différents moments des journées, martèle son rythme, sa signature : comme une obsession.

Maman qui achète un appartement à Paris, pas loin de chez moi. Je lui dis : « tu te décides plus rapidement que lorsqu’il s’agit de vêtements ! ».

Des choses plus présentes. J’ai passé une nuit abominable. Hier soir nous avons dîné dans un restaurant dans le 10eme, entre colonel Fabien et Belleville, je me suis couché vers une heure du matin. Vers deux heure et demi j’ai été réveillé parce que ça ne passait pas. Ça n’est pas la première fois que ça m’arrive après avoir mangé dans un restaurant à Paris. Plus tard dans la nuit ce sont des cauchemars puissants qui surgissent et me secouent avant de me réveiller, deux fois au moins. Une sorte de boucher invincible qui se relève toujours malgré les coups de couteaux vient me tenir compagnie. Je m’aperçois de la présence du monstre à un borborygme émis dans une pièce attenante, je pense à mon frère resté seul entre la pièce où se trouvait le corps du type et là où il se tient à présent mais je ne parvient pas à l’appeler, ma voix reste coincée dans ma gorge desséchée - ce dont j’ai conscience en plein rêve, je sens que je suis incapable de me servir de ma gorge. À partir de là je sais qu’il faut que je le terrasse méchamment avant d’avoir totalement repris conscience. Je trouve mon frère cloué à une porte par deux couteaux, inerte, mais - soulagement - il n’est que blessé l’un d’eux d’ailleurs n’attachant que le vêtement contre le bois. J’assène des coups dans la chair du croque-mitaine sans que jamais aucun ne soit fatal, même à la gorge, je frappe au couteau de manière convulsive ; le visage que je lamine dans une furie absolue ne donne aucun signe d’extinction de la vie, résiste, résiste, résiste. Je me suis réveillé sans en être venu à bout, j’écoute inquiété par tous les petits craquements qui courent parfois dans les murs.

Je me souviens rarement de mes rêves, en fait je me souviens rarement d’avoir rêvé ; les cauchemars sont tout aussi rares. Mais pour cette fois-ci, ils ont été particulièrement secouant, je ne tiens pas à passer d’autres nuits comme celle-là. J’ai travaillé pendant cette journée qui est une journée de pont pour la majorité de gens ; les rues étaient désertes et quasiment tous les restaurants fermés, le ciel quelque peu nuageux mais découvert par endroits, avec une belle lumière claire, un silence intense dans la ville. De la sérénité.

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