JournalB.M. : Journal → 31/12/2005
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Paris,
le samedi 31 décembre

Et puis j’ai laissé filer décembre sans ne rien écrire. Vraiment ?

Dernière nuit de l’année, une sale angine me cloue à Paris plutôt que de me laisser aller vers mes amis sur l’île de Ré. Tant pis pour la soirée, ça n’est dans le fond pas très grave, je suis seulement un peu triste de ne pas pouvoir voir l’océan, qui finit toujours par manquer, comme s’il était possible de l’oublier vraiment et de ne plus savoir ce que c’est. Pourtant quand j’y repense cette année ça s’est un peu produit.

Je me sens maintenant très fragile, ayant plus de difficulté devant les accrocs, me sentant souvent très éprouvé, ayant peu d’énergie - mais souvent je pense plutôt que je n’ai jamais cessé de me plaindre de ne pas en avoir assez.
Une première fièvre, il y a trois semaines. Depuis, je ne suis jamais assez reposé alors que mes nuits ont augmenté de une à deux heures.
Il y a eu ces types qui ont tenté de rentrer chez moi pendant que j’y étais, et qui sont partis au premier bruit. Sur le coup j’étais furieux ; le lendemain soir j’allais voir A et C parce que j’avais besoin de parler et que ça ne tenait plus, que je ne peux plus encaisser beaucoup à la fois, en éprouvant la sensation que la pression monte très vite et descend trop lentement.
Certains jours cela devient trop de violence imposée ou libre, je suis fatigué et ça tombe de cette manière : en ne pouvant rien dire d’autre que cette fatigue.

Tous les jours il se joue une sorte de lutte pour la reconstruction. Je cherche les horizons déblayés. Cela passe par ce que je lis, ce que je regarde, ce que j’écoute : ce que j’amène à moi. Le regard sur les autres, les échanges, le comportement, la vie seul : ce que j’ai à donner.
Mon frère si proche me laisse beaucoup de signes de présence. Il s’est souvent inquiété pour moi cette année.

Dans la nuit j’écoute quelques plages téléchargées sur arteradio : ambiances sonores, parts d’ailleurs.
Panne du métro à Tokyo, soupirs réguliers des compresseurs de chaque rame qui font des trains des machines-monstres - un peu de la même manière un TGV immobile à quai me fait toujours cet effet de furie en attente d’être déchaînée.
Un jeune surfeur aveugle, qui explique comment il fait. Entre les paroles l’immense bruit de la mer. Une vague qui se brise, déferle vers soi, la plongée sous elle, sous ce rouleau, son passage, l’émergence de la tête à l’air - ce que j’entends c’est ça, c’est exactement ça. Et les sensations que décrit ce type, que j’ai connues également lorsque j’étais plus près des vagues. Probablement qu’il y a pour moi d’autres échos, par-delà celui du bruit de la mer.

Je suis plongé dans ce dont je me souviens.

Lorsque j’étais petit, au moment où nous venions de nous coucher mon papa venait souvent nous raconter des histoires de son cru, des histoires du chat Mistigri, du bateau qui avait des yeux et une bouche ou encore une journée de l’ineffable monsieur Distrait, et il arrivait souvent qu’ils se retrouvent tous dans la même histoire.
Il me semble que ces histoires et ces personnages fantastiques ont survécu en une part de moi, au-delà même du souvenir. Il y a des instants où je suis ce bateau qui a une conscience, cet homme tête-en-l’air, ou peut-être que parfois ils sont simplement là m’aidant à avoir du recul (souvent on dit : relativiser), dans cette manière du recul qui voudrait dire « qu’il n’y a rien de véritablement grave ». Indélébile il y a la voix de mon père contant dans le rituel du soir. Plus grand, je l’entendais le soir faire de même avec mes plus petits frères. Les mêmes histoires, toujours.

Je me souviens encore, la première fois que je suis allé au cinéma je devais avoir cinq ou six ans - je ne sais plus exactement - maman nous avait emmené voir Blanche-Neige. J’en ai gardé une peur bleue de la sorcière, qui se cachait (nécessairement) dans les placards, son vilain ricanement ne la rendait qu’encore plus effrayante. Je crois me souvenir du soupir que laisse échapper Blanche-Neige au moment où elle succombe à la pomme rouge. Je n’ai jamais vu ce film une seconde fois.

J’ai récupéré ma moto et lui ai trouvé un abri pour la toute plupart du temps, où je ne m’en sers pas. À nouveau l’ivresse, une certaine facilité pour aller voir les copains en banlieue le soir, lorsque pour revenir il y a seulement deux RER dans la dernière heure et demie... Une autre façon de parcourir Paris, là voilà. C’est encore différent.
J’ai oublié beaucoup de cette machine, des finesses, les sensations et réflexes associés acquis par six années de pratique journalière. Une année entière sans rouler vraiment, une année absorbée par un de ces gigantesques trous noirs de l’univers ou de la vie, qui absorbent jusqu’à la lumière.

Il n’y a rien eu dans mon environnement qui explique la moto, pas un ami, cousin, parent qui en ait eu une visible, palpable, à faire rêver. Enfant j’adorais aller faire du bicross avec tous mes copains du parc, et je cherchais déjà à connaître la machine toujours plus loin : sentir l’équilibre, chercher les points limites, connaître les trajectoires, entretenir la mécanique aussi, même si ça ne s’exprimait pas aussi formellement.
Je crois que j’ai vraiment commencé à songer à la moto lorsque j’allais à la fac, à vélo, en observant les motos passer en me doublant sur le boulevard. Je ne sais pas pourquoi c’est venu. Ça c’est trouvé là et c’est tout ; les parents n’étaient évidemment pas d’accords mais m’ont laissé continuer, fidèles à ma liberté, ne faisant rien pour, ne faisant rien contre.

J’avais beaucoup réfléchi. Après je me suis toujours refusé à la faire essayer à quelqu’un qui ne faisait pas soi-même de la moto, à A en particulier : je me souvenais de la première fois, je m’en souviens encore, je connaissais l’ivresse que cela procure et je ne voulais pas que ce soit ça qui le décide, et encore moins d’y contribuer par-dessus le marché. Il n’y a eu qu’une exception pour K, que je ramenais souvent, et parce que je savais qu’il ne s’y mettrait pas. A passe le permis depuis peu et bien sûr ça n’a pas raté, cette première fois : une extase, comme pour moi. Parfois je la considère lorsqu’elle est à l’arrêt, parquée, comme en attente de fuir folle et furieuse ; cette machine offre docilement sa nature de mort ivresse, j’y pense à chaque fois.

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